Maroc

 « Le Mouvement “national” et tamazighte – L’histoire kidnappée »[1]

Par Moha Ou Said Moukhlis

Au Maroc, le Mouvement nationaliste s’est édifié sur des événements historiques, érigés en mythes fondateurs intouchables, qui correspondent à des constructions sociales et politiques. La construction nationale s’est faite par soustraction des Amazighs de l’histoire. Ces derniers se retrouvent en situation d’otages, victimes d’un kidnapping de leur histoire.

La négation de l’Amazighité, dans ses multiples facettes, par l’élite amazighophobe du Mouvement nationaliste remonte aux années 1930. Ce mouvement, qui se proclame le promoteur de notre libération et de notre indépendance, est en fait né d’une réaction face au fameux Dahir de 1930. C’est ce dernier, en reconnaissant que tous les Marocains ne sont pas des Arabes, qui a éveillé la conscience « nationale » des leaders de ce Mouvement qui, miraculeusement, réalisèrent les véritables desseins séparatistes du colonisateur.

De ce fait, la présence française au Maroc, avant la promulgation du Dahir, ne constituerait pas, aux yeux de l’« aristocratie »citadine, un danger pour la souveraineté nationale. Le véritable péril fut la reconnaissance, par la France, de l’existence des Amazighs, de leur langue et l’application du droit coutumier (Izerf ou Azerf) amazigh, dans des régions de l’Atlas, comme le stipulent certains articles du Dahir de 1930.

En réalité, les acteurs du Mouvement nationaliste ont bénéficié de la scolarisation que leur a offerte la France, et fondèrent, au milieu des années 1930, la première structure politique « nationale », dans le but de préserver leurs intérêts économiques et solliciter, du colonisateur, de mater et concasser la résistance armée, c’est-à-dire les Amazighs. Nos libérateurs qui se réclamèrent de la sphère « orientalitariste » ont pressenti la menace que représentait pour eux l’amazighité et ont répondu par une alliance politico-économique avec le colonisateur.

En effet, la résistance armée, assurée par les Amazighs, a été exclue de la « table des négociations », car elle était en opposition radicale avec les intérêts de l’élite citadine du Mouvement nationaliste. Si cette dernière a attendu la promulgation du Dahir de 1930 pour se manifester et retrouver sa foi et sa loyauté nationalistes, les Amazighs ont commencé la lutte dès l’entrée des premières troupes françaises et espagnoles au Royaume, avant même l’instauration du protectorat en 1912. Cette résistance acharnée des Amazighs, pour sauvegarder leurs terres et leurs organisations sociopolitiques et économiques, s’est poursuivie, dans les montagnes de l’Atlas et du Rif, jusqu’en 1936, défaite de Assou ou Baslam des Ayt Atta, à Bougafer, au Sud-Est.

Ainsi pendant que les Amazighs luttaient et tombaient sous les bombes et les chars de l’envahisseur, ceux qui allaient devenir les théoriciens du Mouvement nationaliste poursuivaient, tranquillement, leurs études dans les écoles des missions françaises, à Rabat ou à Paris, dans une indifférence totale pour leurs « frères » qui vivotaient dans les montagnes et qui subissaient le feu de l’artillerie et de l’aviation française.

L’élite du Mouvement national a choisi de collaborer avec le colonisateur pour conserver ses avantages, accusant fallacieusement les Amazighs de collaborateurs et d’anti-nationalistes, comme si lutter pour sa terre et son identité relevait de la trahison. Elle a entretenu la confusion et l’amalgame en le Dahir de 1930 et la soi-disant « politique berbère » de la France, dans le but d’opérer une manipulation délibérée de notre histoire et soustraire les Amazighs de la lutte pour la libération nationale, en kidnappant leur résistance, en faisant de leur existence, langue, identité et culture une création fantoche de la France coloniale.

En fait, les vrais faux nationalistes, les collaborateurs, sont ceux qui ont remercié le colonisateur d’avoir « pacifié » le bled siba, qui était peuplé par des « centaures primitifs de la montagne », comme se plaisait de les dénommer l’une des « figures » du Mouvement nationaliste, lors d’une discussion avec Edgar Faure, à Aix-les-Bains. Les collaborateurs sont ces « héros » affublés de la glorieuse étiquette de « nationaliste », portés au pinacle et auxquels on rend hommage, dans le cadre de cérémonies officielles, alors qu’ils demeurent, aux yeux de notre mémoire collective populaire, des traîtres, voire des assassins.

Sur le plan idéologique, les leaders du Mouvement nationaliste optèrent pour une politique d’assimilation et de bannissement de l’amazighité, considérée comme source d’hérésie et de division. Ils édifièrent une doctrine niveleuse, mélange de salafisme et d’arabo-baâthisme conjugué au jacobinisme hérité de la France. De ce « coktail » et de cette « tarte orientalitaire » s’est dégagée une idéologie totalitaire et absolutiste. Les Amazighs et l’Amazighité continuent d’en payer les frais. Ils sont devenus, en raison de cette politique arbitraire, les otages d’un monde fictif et hétéroclite, en rupture avec leur histoire et leur réalité quotidienne.

L’ambiguïté instaurée volontairement par le Mouvement nationaliste entre l’amazighité, le Dahir de 1930 et la prétendue « politique berbère » de la France a permis à l’élite citadine de crier au scandale et de faire le procès d’intention de toute personne et tout acteur qui tente de revendiquer la réhabilitation de l’amazighité.

Le Mouvement nationaliste revendiquait le « retour aux sources », sources qui se trouvaient en Orient, quelque part en plein désert, chez les Arabes ; comme si les Amazighs, en revendiquant leurs droits les plus légitimes, avaient dévié du droit chemin, eux, les héritiers d’une des plus anciennes civilisations du monde, reconnue et attestée depuis des millénaires, bien avant que les Arabes ne sortent de l’obscurité de la Jahilia.

Ce « retour » aux sources participe d’un bourrage de crâne et suppose notre dépendance et notre « vassalité » vis-à-vis de l’Orient arabe. L’idéologie, véhiculée par l’élite du Mouvement nationaliste, de nature uniformisatrice, a été conçue pour « broyer » les diversités quelle que soit leur nature. Une autre figure de ce Mouvement déclarait à propos de l’amazighité que c’est « une forme d’arriération que doit bientôt résorber une politique culturelle audacieuse », ajoutant que « le prétendu problème amazigh n’est qu’un résidu de la politique culturelle du Protectorat, il est le produit de ces écoles de notables réservées à une oligarchie urbaine bien-pensante. L’Amazigh est simplement un homme qui n’est pas allé à l’école. Il s’agit là d’un problème d’instruction et d’évolution sociale, d’équipement intellectuel et d’équipement technique des campagnes[1] ».

La solution à privilégier, aux yeux des nationalistes, serait donc de cultiver l’amnésie historique, d’étouffer toute manifestation de l’amazighité, fruit de l’imagination coloniale. Il fallait s’atteler pour la réalisation de « l’unité arabe » au sein de la « grande nation arabe » qui s’étendrait du « Golfe à l’Atlantique ». L’amazighité doit être sacrifiée sur l’autel du « monde arabe » et du « destin arabe ». Amen ! L’antidote pour la crise identitaire dont nous souffrons, pour le malaise et le désarroi de notre jeunesse, pour les Ilemchan de Bougafer, les Gzennaya du Rif, les Ihahan du Souss, les Ayt Hdiddou d’Imilchil… se trouverait à Bagdad, Le Caire ou Oman ?

De cette idéologie totalitaire découlait une cascade de conséquences et de syllogismes trompeurs et absurdes : puisque nos sources « se trouvaient en Orient » et que cet Orient nous est présenté comme exclusivement arabe, nos origines, notre langue, culture et identité seraient donc arabes. Il suffirait donc aux Amazighs de renouer avec leurs « sources » orientales pour « recouvrer » leur première nature et « redevenir » ce qu’ils étaient : des Arabes.

Ceci impliquerait une subordination politique implicite des Amazighs et de l’amazigh, aux Arabes et à l’arabe. Cette subordination paraît « évidente » dans ce sens que l’arabe est maître des « sources » dont il détient le secret exclusif. Il serait donc de son « devoir » paternel d’inculquer la vérité à sa « progéniture » ; l’Amazigh qui revendique sa spécificité légitime serait un dévoyé, manipulé par des forces obscures avec la complicité de la main cachée de l’ennemi étranger ?!

L’on comprend bien pourquoi le Mouvement national a fait tout pour combattre et réprimer l’amazighité. Ses fondements doctrinaux ont entraîné et développé chez lui les complexes d’arabomanie et arabo-centrisme. Il concevait le monde fictif arabe comme étant le centre du monde.

Les retombées de cette doctrine salafiste, arabo-baâthiste et jacobine sont catastrophiques et nous ont conduits vers un sous-développement socio-culturel et à une crise d’identité. Bien des nostalgiques s’entêtent à ronronner encore un discours désormais caduque et dépassé le « marché intellectuel de Rabat-Casa » continue à faire l’apologie d’un « monde arabe » victime de l’impérialisme occidental. Les fonctionnaires de ce marché s’entêtent à produire des textes, articles, analyses et livres qui défendent le totalitarisme et qui sont d’une médiocrité intellectuelle flagrante. Car ces auteurs sont réduits à des fabriques de slogans creux. Il suffit de rappeler que la célébration rituelle par les continuateurs et les héritiers du Mouvement national, du Dahir de 1930, constitue un réflexe d’un autre âge, une forme de conduite qui vise à entériner un mythe, fruit de l’imagination de l’élite du Mouvement national. Car c’est ce dernier qui a bien voulu transformer le Dahir en « Dahir amazigh », opérant ainsi une association arbitraire entre le colonisateur et tout ce qui est amazigh. L’on se demande pourquoi le Mouvement national n’a pas réagi face aux dizaines de Dahirs promulgués avant 1930 et dont les visées étaient de priver le Royaume de sa souveraineté.

En fait, le Mouvement national s’est édifié sur des mythes et a tenté de « kidnapper » l’histoire des Amazighs en donnant au Dahir de 1930 des proportions démesurées dans le dessein de faire de l’amazighité et des Amazighs les « otages » d’un mythe, d’une fiction qui demeure l’apanage d’une secte qui regroupe en son sein une horde de mercenaires ennemis de la diversité, de la tolérance et de la démocratie.


[1] Jean et Simone Lacouture, Le Maroc à l’épreuve, éditions Seuil, 1958.


[1] Sources : Smail Medjeber, Abc Amazigh, Une expérience éditoriale en Algérie, 1996-2001, vol.1, éditions  L Harmatan, Journal Tidmi, 1996 / Tifinagh nos 11-12, août 1997.

Poster un commentaire / Participer